( Conférence donnée au Palais des Congrès de PARIS )
Parler c’est souffrir, ou les trois temps du symptôme fondamental.
Parler c’est souffrir. On ne peut pas tout dire. Il y a de la perte. C’est ce à quoi je m’expose ici, comme chacun à chaque fois qu’il parle. Comme l’analysant qui vient nous voir pour la talking cure. Il vient avec sa souffrance, son symptôme. Il vient parler pour se débarrasser de son symptôme.
Il y a aussi un parler facile, celui du blablabla. « Comment allez-vous, il n’y a plus de saisons, dites bonjour au chien », Mais aussi tout ce que l’on entend sur les divans, des discours bien pensants et bien pensés, des « bons analysants » qui « blablatent » en pure perte, si j’ose dire, c’est-à-dire pour purement masquer ce dont ils ne veulent rien savoir. Il y a aussi bien des silences faciles dans le même but. Dès que la parole est facile, et le silence en est une forme, nous sommes dans le confort, et le sentiment de confort, comme tout sentiment, est trompeur. Dès que la parole, sous quelque forme que ce soit, est difficile, nous ne sommes pas loin de l’angoisse, seul affect vrai comme chacun sait, vrai au sens de vérité du sujet. Mais revenons à notre analysant qui vient pour parler afin que son symptôme disparaisse. Quel va être le sort réservé à son symptôme? Telle est ma question aujourd’hui.
Dans la demande même d’analyse, qui consiste donc à venir parler pour que le symptôme disparaisse, se trouve tout le paradoxe du sujet en question. En effet, comment parler pourrait-il faire disparaître le symptôme, alors que le symptôme fondamental c’est justement de parler » au sens d’être dans le champ de la parole? En ce sens on pourrait dire que le psychotique est le sujet normal qui ne serait pas affecté de ce symptôme fondamental. Cependant il y a des sujets psychotiques qui font une demande d’analyse. Michel SILVESTRE proposait de considérer comme symptôme du psychotique la signification en suspens, menaçante, qui ne peut advenir, faute d’un signifiant privilégié, le Nom-du-Père. Cette signification qui lui manque se produit par la construction d’une métaphore substitutive de la métaphore paternelle. On peut donc, peut-être, tout de même parler de symptôme substitutif aussi bien. Car malheur à qui n’a pas de symptôme! De symptôme on ne peut se passer. Cette nécessité du symptôme, un de nos collègues en faisait part comme ce que lui avait rappelé un de ses analysants, qui soulagé de son symptôme par ses séances, se trouvait mené au pire. Nous savons que même la normalité est un symptôme, et probablement des plus redoutables. Alors si le symptôme ne peut disparaître, que lui arrive-t-il au cours d’une cure et en fin de cure?
Rappelons d’abord pour mémoire une définition du symptôme par LACAN dans son Séminaire R. S.I :« Je définis le symptôme par la façon dont chacun jouit de l’inconscient, en tant que l’inconscient le détermine. » Cette définition du symptôme par la forme de jouissance contient bien en elle-même qu’il y a de l’incurable dans la mesure même où il y a toujours une forme de jouissance, même si toutes les valeurs d’usage de la jouissance ne se valent pas. Si quelque c hose bouge pour un sujet par rapport au symptôme dans une cure, cela concerne bien sa façon de jouir. En quoi cette façon de jouir se modifie-t-elle au cours d’une analyse? C’est une autre façon de poser la question du symptôme, dont le sujet se plaint dans la demande d’analyse, pour finalement s’en satisfaire en fin de cure, une modification de valeur de jouissance étant intervenue dans l’intervalle, ce qui a pu permettre que le symptôme change de forme.
Comment une cure opère-t-elle sur la jouissance du symptôme, si ce n’est par le transfert et l’interprétation, les deux mamelles de la psychanalyse, mais dont le lait ne coule pas de source! Une psychanalyse c’est l’interprétation du désir dans la mesure même où, comme a déjà pu le dire J.A. MILLER, « l’inconscient c’est son interprétation ». L’interprétation c’est ce qui opère dans la cure, et chacun sait que l’interprétation ne vaut que s’il y a transfert. Il n’y a donc pas interprétation sans transfert. C’est le transfert qui donne à l’analyste son statut spécifique, d’où il pourra interpréter, le moment venu, même si le statut de cette interprétation en tant que tel n’apparaît que dans l’après-coup. Je veux dire par là que l’interprétation ne se reconnaît que dans ses effets, donc dans l’après-coup. L’analyste qui avec un analysant se dirait un beau matin d’une journée particulièrement clémente: « tiens! aujourd’hui je vais lui faire une interprétation » irait me semble-t-il au devant de bien des déboires. Une interprétation ne peut pas se programmer du fait de sa structure même. Et même si l’on peut parler du calcul de l’interprétation, il s’agit plutôt là d’un calcul non calculé, au sens de non fomenté, non prévu, non programmé, par l’analyste, au contraire de l’explication du sens. Les effets de son acte diront s’il s’agissait d’une interprétation ou non, ce qui nous amène à nous demander: quels sont les effets de l’interprétation? Ce ne sont pas ceux qu’attend l’analysant dans sa demande d’analyse. En effet, que demande-t-il l’analysant ? Que son symptôme disparaisse, que sa souffrance parte, soit que la prothèse qu’il a trouvé en son symptôme pour parer à ce que d’aucuns appellent la forclusion du sexe, autrement dit pour suppléer au rapport vide, au vide de cette place où le partenaire manque, au fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel, que cette prothèse, disais-je, il demande à ne plus en avoir besoin, mais pas de n’importe quelle façon; ce qu’il demande c’est de ne plus avoir sa prothèse, son symptôme, si on prend l’image de la jambe de bois d’un unijambiste, non pas parce qu’il se satisferait de marcher avec une seule jambe, mais parce que sa deuxième jambe aurait repoussé.
Autrement dit, ce que veut l’analysant, c’est trouver le savoir qui effacerait la faille qui constitue le traumatisme fondamental de l’existence. Ce savoir qui effacerait la faille, ce savoir qu’il imagine comme étant le seul valable, celui concernant le sexe, ce savoir il l’attribue au psychanalyste, sujet supposé savoir. Il demande au psychanalyste de lui donner ce savoir qui remédierait au fait qu’il n’y a pas de rapport sexuel, au sens où il n’y a pas de sexe dans l’inconscient.
En situant le savoir valable du côté du psychanalyste, il dit en même temps par là combien il a horreur de son propre savoir en place de vérité, dont il ne veut rien savoir justement, et qu’il cache soigneusement derrière son symptôme. Cette faille, cette division dont il refuse d’être le sujet, dont il se sent coupable, qu’il cherche à éviter, à masquer, à dénier, au prix des souffrances les plus grandes soient-elles, c’est ce qui le fait céder sur son désir pour se réfugier dans la jouissance du symptôme, dans le réel. « On est plus ou moins coupable du réel » dit LACAN. L’analysant en début de cure ne le voit pas de cet œil-là. Pour lui la culpabilité se situerait plutôt du côté de la division. Le Surmoi, le culpabilisant, lui imposerait l’impératif de jouissance. L’amour adressé à son analyste dans l’amour de transfert est ainsi amour pour le sujet supposé savoir, c’est-à-dire comme le dit LACAN « c’est de l’amour qui s’adresse au savoir, pas du désir ».
On voit donc comment à partir de la demande d’analyse adressée à un savoir supposé, corrélatif du rapport au savoir, c’est-à-dire au signifiant, l’analysant entre dans l’amour de transfert, condition nécessaire, bien que non suffisante, pour qu’il y ait de l’analyse. Non suffisante, dans la mesure où du transfert au savoir psychanalytique ça ne manque pas, on peut même dire que cela nous colle aux talons, nous ne sommes pas pour autant en position d’analyste, donc de pouvoir en faire quelque chose qui permette d’interpréter. Nous ne pouvons qu’essayer de surnager dans cette « bouillasse » dont les institutions, psychanalytiques aussi bien, ne sont pas exclues, c’est quasiment un euphémisme que de le dire. L’amour de transfert qui s’installe est ainsi le nouveau symptôme de l’analysant, ou plutôt le deuxième temps du symptôme, qui a toujours pour office de masquer sa division, mais en se servant cette fois-ci de la situation analytique et du rapport au savoir qu’elle comporte.
L’amour de transfert est ainsi « le nouveau lieu des mensonges et des résistances » du sujet par rapport à sa vérité. Si l’analysant prête le savoir à l’analyste par l’amour, nous savons bien que l’analyste n’est pas dépositaire du savoir du sujet sur son symptôme, qu’il est barré relativement à ce savoir aussi bien, et que c’est à ne pas l’oublier qu’il pourra diriger la cure de l’analysant afin que la question du désir puisse être dégagée des marasmes de l’amour ou de tout affect quel qu’il soit. C’est à ne pas l’oublier, disais-je, car s’il l’oublie que se passe-t-il ? Si l’analyste pense détenir un savoir sur le symptôme de l’analysant, il se met alors en position de sachant et non pas en position de semblant, il fonctionne alors en miroir avec son analysant par rapport à la question du savoir, entérinant ainsi la croyance qu’il y aurait un savoir pour palier au manque du rapport sexuel. Autrement dit, il serait dans la même position que le symptôme de l’analysant, dans le même « je n’en veux rien savoir », sauf qu’il serait assis dans le fauteuil, au lieu d’être allongé sur le divan. C’est ce qui se passe quand l’analyste se mêle de faire des interventions très savantes sur l’être de l’analysant, et les raisons de son fonctionnement, interventions qu’il appelle interprétations, mais qui sont du style « vous êtes en train de me prendre pour votre mère, vous désiriez votre mère en cachette de votre père. votre œdipe vous culpabilise » ou même, sous forme interrogative, « n’était-ce pas votre œil droit que vous colliez au trou de la serrure pour voir votre sœur nue? », s’adressant à un analysant qui aurait une cécité de cet œil. Cela peut au demeurant s’avérer exact, mais cela n’est pas vrai, au sens où la justesse du propos n’empêche pas qu’en soit masqué d’autant plus la vérité du non rapport sexuel.
Cette question du rapport au savoir. côté analyste. a ainsi bien des incidences sur ce qu’il en est de la direction de la cure, donc du maniement du transfert. et de la pratique de l’interprétation. C’est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas parler d’une cure d’analysant, sauf de la sienne propre. sinon de quelle position en parle-t-on? Je me contenterai donc de livrer deux vignettes cliniques, en relation avec la question du savoir et de l’interprétation. La première est cette phrase recueillie par une de nos collègues dans la bouche de l’un de ses analysants: « mon psy avant il m’a bien raconté ma vie. » La seconde est une intention marquée d’une de mes analysantes, venue faire avec moi une deuxième tranche d’analyse, intention qu’elle me livre lors d’une séance après avoir raconté quelques rêves, puis s’être tue poliment pour me laisser le temps des explications. Voyant que celles-ci ne viennent pas, elle me dit alors : « Mon inconscient ne répond pas », se plaignant ainsi de ce que son analyse ne marche pas comme elle Ie souhaiterait, que ça ne sert à rien de rêver puisque l’esprit frappeur ne frappe pas pour apporter la lumière dans la nuit sombre de ses symptômes.
Si l’on en croit le dire du premier, l’interprétation qui tombe sous le sens, de vouloir restituer au sujet le sens de son histoire et de ses fantasmes, ne change rien quant à la question que vient poser le sujet en analyse, autrement dit, a peu d’effets de coupure quant à la jouissance du sujet. Si l’on en croit le dire de la seconde. l’inconscient pour ce qu’il lui échappe. se mesure aussi au silence de l’analyste quant à ce à quoi elle s’acharne désespérément: que l’analyste interprète son inconscient. interpréter étant ici bien sûr à entendre comme lui dire ce qu’il est. lui faire comprendre par des explications donnant du sens, autant qu’elle le fait elle-même, qui, pour couper court à toute faille, passe ses séances. ainsi que cette vignette le montre, à interpréter sous le sens son propre inconscient. Elle a dit cela parce que son père…, fait ça parce que sa mère … , cru ça parce que son fantasme… Nous voyons bien ici que la veine portée à tout cela, par des analysants qui en avaient vu d’autres avant nous, est de psychanalyse qui tomberait sous le sens, or sens = récit = imaginaire. Nous pouvons constater. quant à ce qu’il en est dans le transfert. que leur jouissance avec son impossible à supporter n’avait été en rien soulagée, malgré l’appel à cela que comportait leur première demande d’analyse. Nous voyons donc que si le symptôme de l’analyste colle au symptôme de l’analysant. au sens du symptôme qui a pour fonction de tamponner la question du manque, dans ce cas l’opération centrale qui s’effectue dans une cure ne peut se produire, cette opération étant un déplacement du savoir de l’Autre au sujet, déplacement qui prend le temps du transfert, temps nécessaire pour que l’analysant dépouille l’Autre de sa fausse consistance supposée détentrice du savoir et le réduise en fin de cure à la cause de sa division. Dans ce déplacement de savoir, va s’effectuer simultanément une transformation du rapport au savoir. et aussi bien du savoir lui-même.
En effet. le savoir. comme le symptôme. à l’entrée de la cure et à la sortie n’a pas la même consistance. Nous avons vu qu’à l’entrée c’est d’un savoir imaginaire qu’il s’agit. et qu’à s’en délecter le sujet évite la castration symbolique, se livrant ainsi à la jouissance du réel comme impossible à supporter. nommément le symptôme. R.S.I. s’y trouvent bien là dans une certaine configuration. Or, si savoir il y a à la sortie de la cure, il est bien entendu d’une autre nature, ce qui a pour corrélat que le symptôme de sortie soit aussi d’une autre nature qu’à l’entrée et dans le transfert. Le savoir de sortie n’est pas un « plus-de-savoir », ce n’est pas un savoir comme on peut l’imaginer à l’université. c’est-à-dire un savoir de connaissances et de raisonnements, c’est plutôt un savoir qui se traduit en termes de processus de perte. C’est un savoir de production. mais contrairement aux entreprises industrielles qui produisent des produits, là il s’agit de produire de la perte. Perte de quoi? Perte de jouissance. jouissance dont le chiffrage passé par le dire de l’analysant ( le dire et non pas les « parole, parole, parole… », comme l’évoque une chanson italienne ) produira le savoir en place de vérité corrélatif à la perte de jouissance. Alors comment passer de la parole au dire. puisque c’est là que se joue le résultat d’une cure, son efficacité? la parole « blabla tante » tourne en rond dans l’imaginaire, et cela peut durer une paye. Pour que l’analysant produise un dire, c’est-à-dire du vrai sur sa jouissance au travers du fantasme qui sert à masquer la castration de l’Autre. il faut bien qu’il ne s’y attende pas. Là encore ce n’est pas programmable d’avance, dans le style bonnes résolutions. pour la prochaine séance de l’analysant émérite qui déciderait d’abattre son jeu dans une stratégie bien pensée. c’est même plutôt le contraire, dans la surprise. l’imprévu. l’inattendu. qu’il accède à la vérité de son dire. comme « intrusion de signifiant » ( je reprendslà une expression de J.-A. MILLER ). C’est dans cette voie qu’opère l’interprétation. Pour qu’elle fasse ouverture vers un dire nouveau. elle doit étonner, surprendre, couper. ne pas être comprise exactement, être équivoque, énigmatique, divisante. Elle n’a pas non plus nécessairement besoin d’être comprise par l’analyste lui-même au moment où il pose l’acte, comprise au sens où il en connaîtrait d’avance tous les tenants et les aboutissements chez l’analysant. C’est ce que j’ai appelé plus haut: « le calcul non calculé » de l’interprétation. c’est-à-dire que l’interprétation elle-même est un dire de l’analyste soutenu par son désir d’analyste, et c’est en cela même que ce n’est pas transmissible comme une technique.
Nous voyons que cette conception de la cure a des conséquences importantes quant à son mode de direction où l’interprétation ne se fait pas dans l’empathie, mais au contraire à l’occasion à rebrousse poil, là où l’analysant ne l’attend pas. C’est ainsi que l’interprétation équivoque. surprenante, par l’effet d’énigme qu’elle produit, traverse l’imaginaire pour cerner la place de l’objet escamotée derrière le symptôme. Ce cernage de l’objet a pour conséquence de le déplacer d’une place de visée et de but, qu’il avait en début de cure, à une place de cause, cause de division du sujet. L’objet de la jouissance est le même, c’est ce qui fait qu’il y a toujours un symptôme, un incurable, seulement il a changé de place, et le symptôme aussi, on pourrait dire que le symptôme est un peu comme la cinquième roue de la charrette qui suit le mouvement des quatre roues, R.S.I. -φ : elle s’adapte, sa fonction change dans l’analyse. Le symptôme, d’une fonction pour combler et masquer le manque, passe à une place de produit, de fruit du manque, puisque l’interprétation de la métaphore du symptôme fait venir le sujet au -φ de la castration, que j’avais appelé symptôme fondamental. C’est en cela qu’il est possible de dire qu’il y a identification au symptôme en fin d’analyse.
En 1975, LACAN situe la fin de la cure à cet endroit. Cette identification au symptôme fait que le sujet se satisfait alors de ce symptôme nouveau, ou plutôt habillé d’une nouvelle tenue, autre suppléance symptomatique que celle de l’amour de transfert qui est transitoire. Le symptôme troisième formule a donc la particularité d’être satisfaisant, ce qui n’est pas si banal pour un symptôme. C’est même une condition de ce troisième symptôme d’être satisfaisant, et c’est même une condition de la fin d’analyse. LACAN nous dit: « Il y a une satisfaction de fin à fournir d’urgence. »Je vais arrêter là mon propos, tout en faisant remarquer que cette phrase de LACAN met en même temps en relief que la fin de l’analyse ne se situe pas dans l’insatisfaction, à l’usure, dans la lassitude, ce qui serait encore pris dans le temps de l’amour de transfert, côté haine, et en tant que tel ne serait qu’un acting out, comme l’identification à l’analyste d’ailleurs; au contraire cette bascule qui signe la fin de l’analyse se fait dans l’urgence, comme le début de la cure, et la satisfaction d’avoir dégotté un symptôme supportable.
Hourik-Clo ZAKARIAN